XV
UN PRESSENTIMENT

Le lieutenant de vaisseau George Avery passa devant le factionnaire et pénétra dans la chambre, content de profiter de la fraîcheur de l’entrepont, même s’il savait que ce n’était qu’une illusion.

— Vous m’avez fait demander, amiral ?

Il parcourut la chambre du regard en essayant de s’accoutumer à la lumière réfléchie par la mer, sur l’arrière, et à celle qui tombait d’une claire-voie. Yovell, assis sur un banc sous les fenêtres de poupe, tentait de se rafraîchir en agitant quelques papiers devant sa figure. Bolitho se tenait debout près de la table, comme s’il n’avait pas bougé depuis leur dernière réunion.

Lorsqu’il leva les yeux, Avery remarqua qu’il avait des cernes sombres et des plis profondément marqués aux commissures. Le voir dans cet état le mettait mal à l’aise, cela durait depuis des semaines, des recherches sans fin sur cet océan apparemment vide. L’atmosphère à bord était encore marquée par ce qu’ils avaient appris à l’arrivée au Cap de la Larne, le brick de Tyacke. Il avait à son bord la poignée de survivants, traumatisés et blessés, que ses canots avaient réussi à arracher à la mort. Aucun des officiers de L’Impétueux n’avait survécu. Quant aux autres, seul un aide du chirurgien avait réussi à articuler quelques mots et à leur fournir une description fragmentaire du désastre. Deux frégates, dont l’une semblait être ce gros vaisseau américain, l’Unité, étaient tombées sur le brick et sur le convoi de prises qu’il escortait. Cet homme se trouvait en bas, à l’infirmerie, et la terrible bordée lui avait été épargnée. Tiré à bout portant, le déluge de métal avait écrabouillé le brick d’un bout à l’autre. Mâts, espars, gréement et toile s’étaient effondrés sur les canonniers, les prenant au piège dans un fouillis de débris avant qu’ils aient pu répliquer.

Comme l’avait raconté l’aide du chirurgien, la voix brisée : « On ne pouvait rien faire. Les gars étaient mourants. Qu’est-ce qu’on aurait bien pu faire ? » Il s’était tu, le temps de reprendre ses forces. « Mais le commandant a refusé de se rendre et, après la bordée suivante, je ne l’ai plus revu. Il y a eu une explosion, la sainte-barbe j’imagine, et je me suis retrouvé dans l’eau. Après ça, les canots sont arrivés. Jusque-là, j’avais jamais cru en Dieu…»

Bolitho commenta :

— On ne nous a signalé aucune autre attaque, pas de bâtiment qui ait été pris. Ils sont au courant de tous nos mouvements. J’ai parlé à ce Richie, mais il ne m’a rien appris. Où Baratte se trouve-t-il ? Que sait-il de nos plans d’invasion ?

Il visualisait dans sa tête tous ses bâtiments largement déployés, aussi clairement que sur une carte, ainsi qu’il le faisait depuis des semaines.

— Le major général Abercromby et son armée ont quitté les Indes. Notre Drummond fera l’autre branche de la tenaille et partira du Cap pour gagner Rodrigues, où il reformera ses forces si nécessaire, puis de là, l’île Maurice. La fin de la puissance française qui s’en prend à nos routes commerciales.

— Amiral, nous connaissons l’une des faiblesses de Baratte, lui dit Avery.

Bolitho se tourna vers lui, revivant des souvenirs. Ce jour où L’Impétueux avait été coulé, l’ennemi avait également tiré sur le corsaire, le Trident, jusqu’à lui faire subir le même sort. Cela signifiait que Baratte ne disposait pas de base où mettre au sec et réparer ses vaisseaux. Effectuer ce genre de travaux à l’île Maurice serait une invite à se faire attaquer, ou même à s’attirer une opération majeure. Il n’allait pas courir ce risque.

Le secret et un minutage précis étaient la clé de cette affaire. Pour les deux camps. Ils s’occupaient à des vétilles et pendant ce temps, à chaque tour de sablier, les deux armées achevaient leurs préparatifs.

Assez préoccupé, Avery lui demanda :

— Combien de vaisseaux américains sont-ils impliqués, amiral ?

— Un grand nombre, à mon avis.

Allday arrivait avec son vieux chiffon pour se livrer à son activité rituelle de chaque jour, le nettoyage du vieux sabre.

Comme il s’apprêtait à le décrocher, Bolitho le vit se raidir soudain, les bras en l’air, ses vieilles douleurs le reprenaient. Elles n’étaient jamais bien loin. Il était légèrement voûté désormais, ce qui ne lui arrivait jamais avant ce terrible jour, lorsqu’il avait reçu d’un Espagnol un coup de sabre dans la poitrine. N’importe qui en serait mort, mais pas Allday. Bolitho le vit remuer très lentement les bras, puis il se saisit fermement du sabre. Il devait savoir qu’il s’était rendu compte de quelque chose, tout comme il savait, lui, que Bolitho avait du mal à supporter une lumière un peu crue. Chacun savait de quoi souffrait l’autre, et chacun faisait mine de l’ignorer.

Cela faisait combien de temps ? C’était arrivé pendant la fausse paix d’Amiens. Difficile de croire qu’elle remontait à huit ans déjà. Les deux ennemis mortels avaient cessé les hostilités, le temps de panser leurs plaies et de préparer le conflit suivant. C’était miracle qu’ils aient survécu tous les deux, alors que tant de visages familiers avaient disparu. Dans quelle mesure l’Unité était-elle prête à intervenir pour défendre le commerce américain et les droits de ses marins en haute mer ? Comme Adam l’avait souligné, la frégate constituerait un adversaire formidable en face de leur petite escadre.

Bolitho prit une loupe. Il imaginait le profil de Tyacke en songeant à la description qu’il lui avait faite de ces eaux qu’il connaissait si bien.

— Mes compliments au commandant, demandez-lui de venir me retrouver.

Il avait parlé d’un ton calme, sans intonation particulière.

Simplement, le fait que le chiffon à reluire d’Allday se soit soudainement arrêté de frotter montrait qu’il avait deviné ce qui se passait.

Le capitaine de vaisseau Trevenen arpentait la dunette inclinée sous la gîte. Il regarda l’aide de camp d’un œil soupçonneux. Avery prit grand soin de ne pas l’irriter.

— Sir Richard souhaite vous entretenir d’une certaine affaire, commandant.

— Encore une de ses lubies ? Mon bâtiment est à court d’eau douce, à court de tout ! Nous perdons notre temps !

Avery devinait que les hommes de quart étaient tout ouïe, tout en sachant très bien ce qui l’attendait s’il attirait l’attention de Trevenen sur ce point.

Trevenen passa près de son second en aboyant :

— Gardez un œil sur ces fainéants, Mr Urquhart ! Il y aura des corvées pour tout lambin que je prendrai sur le fait !

En passant près de lui à son tour, Avery vit que l’officier formait avec ses lèvres un juron muet. Avery lui sourit. Urquhart était un être humain, après tout.

Trevenen, arrivé dans la chambre, s’approcha de la table en traînant les pieds. Il prit l’air incrédule, comme si le seul fait de lui poser la question était une insulte personnelle.

— Quoi ? Cet endroit-là ?

Bolitho resta de marbre. Décidément, quel était le problème de ce Trevenen ? Comment expliquer ce caractère impossible ?

— Cet endroit, commandant, s’appelle San Antonio.

Trevenen parut légèrement soulagé.

— Ce n’est rien du tout, amiral. Un tas de cailloux perdu au milieu de l’océan !

Il était un peu méprisant ou presque, autant que ce qu’il osait montrer.

— Je crois que vous connaissez le capitaine de frégate Tyacke ?

— Je l’ai vu.

Bolitho hocha lentement la tête.

— Vous avez raison, il ne faut pas confondre ces deux notions. Et connaître vraiment ce valeureux officier est une chose d’autant plus précieuse qu’elle est rare.

Puis il se pencha sur la carte, ne serait-ce que pour cacher sa fureur.

— James Tyacke est un navigateur expérimenté qui connaît parfaitement ces parages. Il m’a parlé un jour de San Antonio. Un endroit désolé et inhabité, à l’exception d’un petit monastère et d’un village de pêcheurs, quand la saison s’y prête. Le monastère, à ce que je comprends, est occupé par un ordre assez peu nombreux, qui vit dans la pauvreté et la prière. Quel meilleur endroit pour observer nos mouvements ? A mon avis, pratiquement aucun !

Il voyait le bon visage d’Allday et devinait dans ses yeux de la détresse. Il devait se rappeler ce jour, à San Felipe. Encore une île, dans un autre océan. On leur avait donné l’ordre de la restituer aux Français conformément aux clauses de la paix d’Amiens. Là-bas aussi, il y avait une mission, et il avait manqué de payer l’aventure de sa vie.

Bolitho fit signe à Yovell :

— Je vais avoir quelques ordres à recopier.

Et il mit la main sur son œil pour se protéger de ces miroirs qui brillaient partout comme pour le narguer.

— Vous allez signaler à la Larne de se rapprocher. Tirez une fusée si nécessaire, mais je pense que James Tyacke comprendra !

— Ce qui n’est pas mon cas, amiral – Trevenen le regardait droit dans les yeux : Si vous attachez quelque importance à ce que je pense, je dois vous dire que je ne suis pas partisan de continuer à perdre notre temps.

— Cela relève de ma responsabilité, commandant. Je ne devrais pas avoir besoin de vous le rappeler.

Il entendit le pas lourd de Trevenen sur la dunette, puis un regain d’activité sur le pont. On hissait l’indicatif de la Larne.

Bolitho se représentait la disposition de ses modestes forces : la Larne était à une extrémité d’une ligne invisible dont l’autre bout était tenu par l’Orcades de Jenour, très loin au vent à eux et dont seule la vigie distinguait les têtes de mâts.

Et puis plus loin, très loin sur leur arrière, l’autre frégate, la Laërte, prise autrefois à Baratte dont elle avait été le bâtiment amiral.

Il songeait à Adam, à leur dernière rencontre, au Cap, cette lueur de révolte qu’il avait lue dans son regard quand il lui avait ordonné de rester avec le convoi de Keen et son escorte. Son rôle allait être vital, il devait assurer la liaison entre eux et l’amiral resté à bord de la Walkyrie.

Adam avait essayé de protester, disant que sa place était au sein de la force et non auprès de ces traînards de transports. Ce qu’il voulait dire, en réalité, c’était : Pas avec Valentine Keen.

Bolitho avait été aussi honnête que possible.

— Vous êtes sans conteste l’un des meilleurs commandants de frégate de la Flotte et vous venez de le prouver amplement. Seulement, la capture de nos prises et la perte de L’Impétueux ne doivent pas nous détourner de notre véritable objectif. Vous retrouverez la place qui doit être la vôtre, à ma droite, lorsque j’aurai besoin de vous.

Adam s’était alors un peu amadoué et il avait ajouté :

— Si je vous gardais tout le temps près de moi, ce qui me tente assez, les autres pourraient le prendre pour du favoritisme, n’est-ce pas ?

Mais cet échange démontrait que les craintes exprimées par Catherine sur les relations d’Adam et de Zénoria étaient probablement fondées.

Yovell tenait la plume dans sa grosse patte, tandis qu’Avery prenait des notes sur la carte.

Dans tous les cas, il était obligé d’attendre. Allday lui fit un petit sourire ennuyé en lui disant :

— Vous pensiez que j’avais oublié, c’est bien cela, sir Richard ? Ce jour où nous étions tous deux sur la Vieille Katie ?

Il avait utilisé le surnom affectueux dont on avait affublé ce petit deux-ponts, l’Achille.

— C’est bizarre, comme les choses évoluent. Le commodore était votre commandant, et le jeune capitaine Adam était votre aide de camp – il esquissa un timide sourire : Et puis, y avait moi.

Bolitho s’approcha de la table et lui mit la main sur le bras.

— Mon vieil ami, ce jour-là, j’ai bien cru que vous étiez perdu.

Il y avait une telle émotion dans sa voix qu’Avery et Yovell s’interrompirent dans ce qu’ils étaient en train de faire, mais Bolitho ne remarqua rien.

Un aspirant frappa à la porte et le factionnaire tendit le bras pour lui barrer le passage, comme s’il n’était pas assez important pour qu’on le laisse entrer.

— Vous d’mand’pardon, sir Richard, le commandant vous présente ses respects. La Larne a fait l’aperçu.

Bolitho lui sourit.

— Que de choses à la fois, Mr Rees. Merci.

— Voilà qui va faire le tour du poste des jeunes messieurs, marmonna Allday, y a pas d’erreur.

— Sir Richard, je suis prêt, lui dit Yovell.

Bolitho mit la main sur l’épaule d’Avery.

— Je vais mettre du monde à terre, j’aimerais que vous y alliez.

— Pour compléter ma formation, amiral ? lui demanda Avery.

— Ne prenez pas pour une offense tout ce que je vous dis, lui répondit Bolitho avec un sourire – il hocha la tête : Mr Urquhart est un officier de valeur – il était sur le point d’ajouter : serait, si on lui en laissait la possibilité –, mais, sous sa vareuse de lieutenant de vaisseau, c’est encore un enfant.

Il jeta un coup d’œil à Allday, non sans avoir noté l’étonnement d’Avery.

— Allday, je considérerais comme un honneur que vous acceptiez d’accompagner mon aide de camp.

Quand Allday se retourna, Bolitho s’était déjà approché de Yovell, le front plissé sous la concentration.

A tous les commandants et tels officiers responsables des bâtiments placés sous mon commandement…

Il songea soudain à la dernière goélette courrier qui les avait rejoints. Il ne se souvenait plus de la date, tant chaque jour ressemblait au précédent.

Il n’avait pas reçu d’autre lettre de Catherine, encore un sujet d’inquiétude et un nouveau souci. Mais il entendait pourtant sa voix. Ne me quitte pas…

Avery, lui, ne voyait que le vice-amiral qu’il avait en face de lui.

Même en mettant dessus toute la toile que la Walkyrie était capable de porter, il leur fallut encore une journée entière avant que la vigie annonce la petite île de San Antonio. Depuis qu’ils n’avaient plus de conserve, ils se sentaient étrangement seuls et Bolitho avait surpris des marins scrutant la mer dans l’espoir de voir un autre vaisseau ami.

L’île semblait surgir de l’océan. La Walkyrie gîtait sous une brise de suroît bien établie. Il s’agissait peut-être des restes d’un volcan éteint, sur le flanc duquel Bolitho aperçut l’austère monastère. Il semblait avoir surgi en un jour du sol sur lequel il avait été construit.

A l’aube, toutes les lunettes étaient pointées sur l’île. Le maître pilote et ses adjoints étudiaient la carte qu’on avait montée près de la roue.

Avery vint rejoindre Bolitho à la lisse de dunette. Il mastiquait encore, et le plus discrètement possible, une bouchée de porc salé trop dure pour qu’il ait réussi à l’avaler.

— Nous y serons dans combien de temps, amiral ?

Bolitho posa ses mains sur la lisse déjà tiède, un des prémices de la chaleur qui envahirait bientôt tout le bâtiment.

— Deux heures. Un peu plus, un peu moins.

Il se frotta l’œil et reprit sa lunette. Un filet de fumée, qu’il avait pris tout d’abord pour de la brume, s’élevait du fond d’une cuvette. A sa connaissance, le monastère avait plusieurs fois changé de mains au cours de sa longue histoire. La maladie avait prélevé son dû, et Tyacke lui avait raconté qu’un jour tous les moines étaient morts de faim, tout simplement parce qu’une mer démontée les avait empêchés de mettre leurs bateaux à l’eau. Quel genre d’homme fallait-il être pour se retirer ainsi du monde, pour mener une vie aussi exigeante et, diraient certains, pour se sacrifier ainsi en pure perte ?

Il entendit Trevenen crier des ordres à ses officiers. Il était très énervé, peut-être craignait-il pour la sécurité de son bâtiment ? Le maître pilote annonça :

— En route au nord quart nordet, commandant.

Trevenen avait les mains dans le dos.

— Un homme à sonder dans les bossoirs, Mr Urquhart, et vivement !

Le second se trouvait avec le pilote.

— Mais il n’y a pas de fond dans les parages, commandant.

— Bon sang de bois, faut-il que je répète chacun de mes ordres ? Faites ce que je vous dis !

Bolitho pouvait comprendre son anxiété, mais l’endroit était connu pour être une terre isolée et pour l’impossibilité où l’on était d’y débarquer sans faire usage d’embarcations.

Avery, qui en pensait autant, ne dit rien. Il regarda Urquhart passer en courant, rouge d’humiliation de s’être fait rabrouer ainsi devant tout l’équipage.

La voix de l’homme de sonde se fit entendre à l’arrière :

— Pas de fond, commandant !

Bolitho reprit sa lunette pour examiner le paysage désolé qui s’étalait de chaque bord. On apercevait une petite tache de verdure en contrebas du monastère, peut-être un potager.

L’eau était profonde et une grosse houle mourait sur quelques rochers tombés. A en croire Tyacke et la carte, il y avait là quelques huttes de pêcheurs qui y séjournaient à la saison de leurs prises préférées.

Bolitho aperçut Allday qui traînait près d’un dix-huit livres, son coutelas tout neuf passé dans la ceinture. Urquhart n’appréciait peut-être guère d’avoir Avery et Allday dans les pattes, alors que c’était lui, le responsable désigné. Trevenen allait y mettre bon ordre.

Ozzard arriva.

— Dois-je vous monter votre vareuse, sir Richard ?

— Non, il y a peut-être quelqu’un en train de nous observer. C’est mieux ainsi.

Il nota l’expression d’Ozzard qui découvrait l’île, comme s’il détestait ce qu’il avait sous les yeux. Que lui avait-elle fait ?

— Pas de fond, commandant !

— Mr Urquhart, ordonna Trevenen, réduisez la toile ! Rentrez les perroquets et les voiles d’étai, nous allons trop vite sur l’eau !

Les hommes se précipitèrent dans les enfléchures. Quand le commandant était sur le pont, nul besoin de les houspiller.

Bolitho se raidit. Ils arrivaient au point de débarquement et il distinguait un peu plus loin l’une des cabanes en bois. Même le pire des réprouvés se serait senti damné à cet endroit-là. Il dit à Trevenen :

— Vous pouvez rassembler la compagnie de débarquement, commandant.

Trevenen le salua, mais sans le regarder.

Bolitho observa l’une des chaloupes qui passait par-dessus la lisse. Les hommes que l’on avait choisis semblaient convenables. Tous étaient armés, le canonnier se préparait à superviser la mise en place d’un pierrier à l’avant de la chaloupe dès qu’elle aurait touché l’eau.

Urquhart s’était défait de son sabre et passait la suite au premier lieutenant. Il semblait assez mal à l’aise.

Bolitho vit que l’on ferlait les voiles sur leurs vergues, le vaisseau commençait à rouler lourdement sur la houle. Il dit au second :

— Assurez-vous simplement que tout va bien, Mr Urquhart. Ce sont des hommes de paix, toute démonstration de force inutile serait mal vécue. Essayez de trouver ce que vous pouvez – et, se tournant vers Allday : Soyez prudent.

Urquhart signifia d’un geste raide qu’il avait compris, conscient du sourire ironique de son commandant.

— Paré à venir dans le vent ! ordonna Trevenen. Nous allons mettre en panne !

Bolitho songea aussitôt que les nageurs allaient être à la peine. Et pourtant, il sentait bien que les marins restés à bord enviaient ceux qui allaient débarquer.

— A déborder !

La Walkyrie venait dans le vent, toutes les voiles faseyaient dans la plus grande confusion. Puis les hommes désignés descendirent dans l’embarcation. Les deux lieutenants de vaisseau embarquèrent les derniers. Bolitho nota qu’Urquhart avait pris grand soin de descendre derrière tout le monde, comme s’il éprouvait le besoin, en tout cas pour l’occasion, de montrer que c’était bien lui qui commandait.

— Poussez ! Dehors partout !

La chaloupe paraissait ridiculement petite dans cette grande houle, mais elle prit bientôt de l’erre et commença à bondir sur les vagues tel un dauphin.

— Vous pouvez remettre en route, commandant, lui ordonna Bolitho. Ne vous éloignez pas trop du rivage tout de même.

La Walkyrie se stabilisa lorsque l’on renvoya voiles et huniers. Bolitho se sentait étrangement déprimé de ne plus avoir d’interlocuteur après le départ d’Allday et d’Avery. Il porta instinctivement la main au col de sa chemise et effleura le médaillon. Je suis là. Tu n’es jamais seul.

Il se frotta l’œil gauche en faisant la grimace. Personne ne devait deviner que son état empirait.

Il reprit sa lunette et essaya de trouver le canot qui était noyé dans le fond de côte et avançait rapidement, peut-être aidé par le courant. Il se rendit dans sa chambre pour se baigner l’œil.

Yovell lui demanda gentiment :

— Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous, sir Richard ?

Bolitho rejeta sa serviette, irrité contre lui-même. Il demandait aux autres de déléguer, de faire confiance à ceux qui se trouvaient sous leurs ordres, que lui arrivait-il donc ? Il répondit :

— Tout le monde doit croire que je perds mon temps.

Yovell sourit intérieurement. Bolitho voulait parler du commandant.

— C’est sans importance, sir Richard. Mr Avery et Allday vont recevoir un accueil chaleureux. Dans un endroit tel que celui-ci, de nouveaux visages doivent paraître plus précieux que le christianisme !

A sa surprise, Bolitho se tourna vers lui, les yeux brillants. Puis, sans un mot, il décrocha son vieux sabre de la cloison et le boucla à sa ceinture en grimpant l’échelle.

— Commandant ! – il fit volte-face, incapable de rien voir, aveuglé qu’il était par le soleil : Mettez en panne immédiatement !

Les autres le regardaient, le prenant pour un fou. Dyer, le premier lieutenant, se tourna vers son commandant, ne sachant trop que faire.

Trevenen restait très calme et répondit avec presque un air de défi :

— Vous me demandez de faire des choses bien étranges, sir Richard.

— Je ne vous demande rien ! Exécutez, c’est tout !

Et il ne put se retenir d’ajouter :

— Faut-il que je répète chacun de mes ordres ?

C’était assez misérable, et il le regretterait plus tard, mais le temps pressait. En essayant de dominer le fracas des poulies et le tonnerre des voiles, il cria :

— Je veux deux chaloupes, une escouade de fusiliers dans chaque !

Des hommes couraient dans tous les sens, faisant de leur mieux pour éviter ceux qui s’étaient mis aux drisses et aux bras pour faire venir le bâtiment dans le vent.

Bolitho aperçut près des filets Plummer, le sergent fusilier, et lui ordonna :

— Trouvez-moi votre meilleur tireur, et vivement !

Il n’avait pas le temps de faire chercher le débonnaire capitaine Loftus. Il était peut-être déjà trop tard.

Comment n’y ai-je pas pensé avant ?

— J’exige de savoir ce qui se passe, sir Richard ! En tant que commandant…

Trevenen ne put aller plus loin.

— Allez au diable, commandant ! Rapprochez-vous de terre et surveillez les signaux !

Puis il franchit la coupée et se laissa glisser contre la muraille dans la chaloupe la plus proche.

— Laissez-moi y aller, sir Richard !

C’était Loftus, avec son grand sourire.

— Je soupçonnais bien qu’il se passait quelque chose !

Bolitho regardait tout autour de lui, sans se rendre compte, ou presque, que les chaloupes avaient déjà poussé de la frégate. Les avirons s’emmêlèrent un peu dans l’eau, puis les nageurs trouvèrent la cadence.

Il se sentait si impuissant, sans Allday à ses côtés. Je n’aurais jamais dû l’envoyer là-bas.

— Pouvez-vous me dire ce qu’il en est, sir Richard ? Il semble que je sois le seul officier présent.

Bolitho lui prit le bras. Ils vont croire que je suis fou.

Mais, Dieu soit loué, Loftus gardait la tête froide. Il jeta un coup d’œil par-dessus les nageurs qui se couchaient et se redressaient devant lui, l’air tout ragaillardis. La côte semblait toujours aussi loin.

— C’est mon secrétaire qui a tout compris. Moi, je n’ai rien vu venir. Une impression, rien de plus. Parce que je n’avais plus rien d’autre.

— Amiral ?

L’officier essayait de suivre. Bolitho lui demanda sèchement :

— Vous avez un bon tireur avec vous ?

Loftus fit signe que oui.

— Behenna, sir Richard. A ce que je crois deviner, c’est un pays à vous – il sourit : Un braconnier. En fait, il avait le choix entre s’engager et se faire pendre. A mon avis, il ne sait pas s’il a fait le bon choix !

Cet humour léger fit beaucoup pour calmer Bolitho, qui réfléchissait à toute vitesse.

— Dites à votre chasseur de charger son arme. Et quand il aura ordre de tirer, j’ai peur d’avoir du sang sur les mains.

Tout le monde entendit à bord de la chaloupe, qui passa le mot à sa conserve. Les nageurs redoublèrent d’efforts sur les avirons, tandis que les autres se saisissaient de leurs armes dans les fonds.

Le tireur d’élite avait pris place à l’avant. Il se retourna et vit l’amiral, la chemise flottant au vent, son sabre serré entre les genoux.

Bolitho leva la main pour attirer son attention. Le tireur essayait de lui signifier quelque chose. Comme le jeune marin qui un jour lui avait souri, portant encore la marque d’un coup de garcette sur son épaule nue.

Et à supposer que les choses tournent vraiment mal ? Il effleura son médaillon, bien conscient que Loftus le regardait. Ne me quitte pas…

Mais la situation n’était pas brillante, au point que Yovell, le plus pacifique et le plus étranger à la guerre des hommes, s’en était rendu compte et avait noté le manque d’accueil total.

Il répondit intérieurement à Catherine. Jamais. Ce qu’il lui avait dit lorsqu’ils avaient dû abandonner Le Pluvier Doré. Et miracle, ils avaient survécu.

Il entendait le fracas de l’eau qui s’écrasait dans une caverne, sous la falaise, ils étaient maintenant tout près. Il serra son sabre de toutes ses forces en murmurant : J’arrive. Ces mots n’étaient destinés qu’à lui.

— Tout semble calme.

Le lieutenant de vaisseau Urquhart s’adressa aux autres, le front plissé.

— Bon, nous voilà arrivés, j’imagine qu’il va falloir fouiller l’endroit. Et pardieu, je ne comprends pas pourquoi !

Il chercha des yeux un bosco et lui ordonna :

— Protherœ, allez avec votre détachement jusqu’aux cabanes qui se trouvent là-bas et faites ce que vous pouvez ! – puis, désignant un jeune aspirant : Vous y allez avec eux, Mr Powis, et c’est vous qui commandez !

— Que disiez-vous donc à Sir Richard ? demanda Avery à Allday.

Allday lui sourit, mais ses yeux étaient durs :

— C’est que je lui dis bien des choses, à Sir Richard.

— Non, au sujet de l’endroit où vous avez été si gravement blessé.

— Oh, ça, quand on était ensemble à bord de la Vieille Katie…

Il observait le petit aspirant qui s’en allait avec son détachement de marins. C’était lui qui avait fait fouetter à mort le matelot Jacobs. Sale petit crapaud, se dit-il. Puis il reprit :

— … à San Felipe que c’était. Juste après que vous avez été relâché de votre prison en France, si je calcule bien.

Il vit que ses mots faisaient mouche. Toujours cette souffrance.

Mais, de façon surprenante, Avery eut un petit sourire d’excuse.

— Même la prison valait mieux que cet endroit abandonné de Dieu !

Urquhart avait l’air totalement découragé.

— Bon, je vais monter moi-même jusqu’à ce monastère, si c’est comme ça que ça s’appelle !

Allday le regarda. Le second imaginait tous les pièges possibles et, à la fin des fins, savait bien que Trevenen passerait ses nerfs sur lui.

— Pas besoin, monsieur, lui dit Allday en faisant jouer légèrement son coutelas dans sa ceinture, le vieux est en train de descendre nous voir.

Avery se demandait s’il arriverait jamais à s’habituer à son humour. Mais Allday restait aux aguets, comme un renard qui rôde et sent arriver le chasseur.

Ils levèrent tous la tête vers le sentier qui descendait du mur à demi écroulé du monastère. Parfois, le chemin était si raide qu’il avait fallu tailler des marches sommaires dans la pierre.

Avery vit une silhouette en robe de bure qui avançait lentement. L’homme avait rabattu sa capuche sur sa tête pour se protéger du vent humide et salé. Chaque marche, comme les pierres du couvent, avait visiblement été taillée à la main. Il se retourna pour chercher la frégate des yeux, mais elle s’était déplacée ou avait dérivé derrière une pointe. De voir la mer si vide lui fit passer un frisson dans le dos.

Il se secoua, de mauvais poil, et leva les yeux vers Urquhart. Visiblement, il ne savait que faire.

La silhouette était plus proche maintenant, l’homme se déplaçait toujours du même pas tranquille. Il tenait à la main un long bâton bien poli sur lequel il s’appuyait de temps en temps, reprenant son souffle. Lorsqu’il fut plus près, Avery distingua un beau crucifix sculpté au sommet du bâton, au-dessus d’une bague en or. C’était sans doute l’objet le plus précieux que l’on pût trouver ici.

Urquhart dit brusquement :

— Cela doit être l’abbé ! Vous voyez bien, j’avais raison, nous n’avons rien à craindre !

Voyant qu’Avery ne disait rien, il ajouta :

— Il va sûrement nous demander ce que nous fabriquons sur cette… sur cette terre sacrée !

Allday cracha dans le sable, mais Urquhart était trop énervé pour le remarquer.

Avery finit par répondre :

— Parlez-lui. S’il ne se montre pas raisonnable, nous pourrions lui offrir des vivres, non ?

Allday grommela. Dans dix minutes, Urquhart affirmerait que l’idée venait de lui. Il savait bien ce qu’en pensait Bolitho, que le second pourrait faire un bon officier. Il ricana : en tout cas, ce n’était pas demain la veille.

L’abbé s’arrêta un peu avant la dernière marche et leva sa crosse, si bien que le crucifix faisait face à Urquhart et à ses compagnons. Puis il commença de branler du chef. Tout cela se passait dans un silence total, mais il aurait pu tout aussi bien leur ordonner d’une voix de tonnerre de pénétrer dans le monastère.

Urquhart se découvrit avant de s’incliner légèrement.

— Je suis ici au nom du roi George d’Angleterre…

L’abbé le regardait d’en haut, ses yeux étaient inexpressifs. Puis il recommença de hocher la tête à plusieurs reprises.

Urquhart fit une nouvelle tentative.

— Nous ne vous voulons pas de mal. Nous vous laisserons en paix.

Il finit par se décourager et se retourna :

— Il ne parle pas anglais !

Avery se sentait bouillir. Une émotion qu’il pensait avoir oubliée ou qu’il avait appris à maîtriser.

Les autres furent tout étonnés lorsque, prenant la parole, il déclara lentement :

— Ducere classem, regem sequi.

L’abbé en resta bouche bée et Avery ajouta rudement :

— Ni latin non plus, on dirait !

Il savait qu’Urquhart n’avait rien compris et cria :

— Emparez-vous de cet homme !

Un marin l’attrapa par sa robe, mais il était trop fort pour lui. Allday arriva en trombe :

— Désolé, mon père !

Puis il lui donna un coup de poing dans la figure et l’envoya rouler au bas des marches. Quelqu’un cria :

— Voilà un canot qui arrive, monsieur !

Allday se redressa et laissa la main de l’imposteur retomber sur les pierres.

— Regardez-moi ce goudron, capitaine ! Si c’est un curé, moi, je suis la reine d’Angleterre !

Puis il sembla se rendre compte que quelqu’un avait crié et dit, soulagé :

— C’est Sir Richard. Je savais bien qu’il viendrait.

Deux coups de feu éclatèrent et roulèrent en écho dans la petite anse étroite, comme si vingt mousquets avaient tiré.

Quelqu’un poussa un cri déchirant et, alors que leurs oreilles sifflaient encore, ils virent un cadavre tomber des rochers en surplomb. L’homme avait encore dans les mains un mousquet fumant, puis il s’écrasa par terre et finit sa chute dans l’eau.

— Qui a été touché ?

Urquhart regardait dans tous les sens, l’œil hagard.

Un marin lui répondit :

— Mr Powis, capitaine ! Il est mort !

Un autre commenta :

— C’est vraiment pas une perte.

— Silence !

Urquhart essayait de reprendre la situation en main.

Bolitho et le capitaine fusilier apparurent au point de débarquement et une escouade de tuniques rouges se dispersa parmi les rochers. Leurs baïonnettes brillaient au soleil.

Bolitho grimpa jusqu’à eux et fit un signe de tête à Allday :

— Alors, mon vieux, tout va bien ?

Allday lui fit un grand sourire, mais sa douleur à la poitrine s’était réveillée et il parlait lentement.

— Ce gaillard devait être l’un d’eux, sir Richard – il lui tendit un pistolet : Bizarre, pour un type qui porte le froc, non ?

Bolitho se pencha sur l’abbé qui reprenait peu à peu ses sens.

— Nous avons beaucoup à faire.

Protherœ, qui se trouvait avec cet aspirant détesté, apparut dans la pente, encore bouleversé. En sa qualité de bosco, il devait de temps à autre exécuter les punitions et pourtant, conformément aux us de la marine, personne ne lui en voulait. Surtout avec un commandant comme Trevenen.

— Quoi, qu’y a-t-il ?

Protherœ s’essuya les lèvres.

— Deux femmes qu’on a trouvées, capitaine. A mon avis, elles se sont fait violer et pas qu’une fois avant d’être atrocement mutilées !

Il avait beau en avoir vu pas mal dans le service, il en tremblait encore.

Bolitho se tourna vers la forme dans sa robe brune et vit que l’homme bougeait les yeux. Il dit seulement :

— Apparemment, il n’y a pas un seul arbre par ici. Emmenez-le au bord de l’eau. Loftus, rassemblez un peloton d’exécution. Et sur-le-champ !

Ledit Loftus avait l’air si ravi que l’on se demandait s’il n’allait pas l’exécuter lui-même. Comme il s’avançait, l’imposteur se jeta en avant et il aurait pris Bolitho par les pieds si Allday ne lui avait pas mis son gros soulier sur la nuque.

— Couché, racaille ! Violer des femmes… tu n’es bon à rien d’autre ?

— Je vous en prie ! Je vous en prie !

L’homme avait perdu la belle assurance grâce à laquelle il avait réussi à tromper Urquhart.

— C’est pas moi, c’est sûrement les autres !

— C’est bizarre, n’est-ce pas, le nombre de fois où ce sont « les autres » !

Avery tenait la garde de son sabre d’une main tremblante. Il réussit à articuler :

— Tiens, tout d’un coup, il parle fort bien anglais !

— Combien êtes-vous ici ?

Bolitho se détourna, écœuré. Ces femmes étaient sans doute des épouses de pêcheurs, leurs filles peut-être. Quelle fin horrible. Plus tard, il irait voir les corps et leur rendre les derniers devoirs. Mais pour l’instant… sa voix se durcit :

— Répondez !

L’homme ne résista pas lorsqu’un fusilier lui arracha son froc avant de lui prendre délicatement son bâton, comme s’il était fragile.

L’homme se recroquevilla et se mit à sangloter.

— On a reçu l’ordre d’rester ici, m’sieur ! C’est la vérité vraie ! Les moines sont saufs, m’sieur ! J’ai d’la religion – j’étais contre ce qu’est arrivé. Pitié, m’sieur !

Bolitho ordonna sèchement :

— Donnez-lui un drapeau de parlementaire, Mr Urquhart, et accompagnez-le à la porte. Ses amis sauront qu’ils ne recevront aucun secours tant que nous serons ici. S’il résiste, brisez la porte, et pas de quartier.

Urquhart semblait le voir pour la première fois. Bolitho regardait l’homme que l’on tirait pour le remettre debout et à qui l’on donnait un chiffon blanc trouvé on ne sait où. Il ne remarqua rien sur le coup, mais le tissu était taché de sang. Sans doute la chemise de cet aspirant abhorré.

— Combien y a-t-il d’hommes ? Je n’ai pas eu de réponse ! Mais leur prisonnier regardait, tout ébahi, quelque chose derrière lui, Bolitho savait que c’était la Walkyrie qui défilait devant la passe. Il y avait de quoi convaincre les pirates ou qui que ce fût, si nécessaire. Avery murmura :

— Je vais y aller, amiral. Si jamais ils vous reconnaissaient… Bolitho essaya de sourire :

— Dans cette tenue ? fit-il en tirant sur sa chemise sale.

Si ce tireur dissimulé l’avait aperçu en grand uniforme, c’était lui qui serait étendu mort à cet instant, et non pas l’aspirant Powis. Il nota qu’Avery avait usé de son titre en dépit de ce qu’il lui avait dit. Il n’était pas aussi calme qu’il essayait de le paraître. Il grimpa quelques marches et demanda au prisonnier :

— Et où est l’abbé ? L’avez-vous tué, lui aussi ?

L’homme essaya de se retourner, mais deux fusiliers le tenaient solidement. Il se mit à gémir :

— Mais non, amiral, pas un homme de Dieu ! L’idée semblait le choquer.

— Il est enfermé dans une pièce avec les autres prisonniers. Comme si quelqu’un lui avait murmuré dans le creux de l’oreille : Tu as intérêt à ne pas mentir.

La porte s’ouvrait lorsqu’ils arrivèrent. Ils étaient dix. S’ils l’avaient voulu, ils auraient pu soutenir un siège contre une armée entière. Mais ils jetèrent leurs armes et les fusiliers les rassemblèrent dans un coin à coups de crosse.

Bolitho vit le tireur d’élite essayer de faire disparaître un pistolet de grand prix. Ses yeux brillaient. Malgré son bel uniforme, il avait l’air d’un braconnier déguisé en furet.

Au milieu de ces murs qui suintaient l’humidité, les voix résonnaient en écho. Ici, le chant grégorien devait ressembler aux gémissements des damnés.

Bolitho avait le cœur qui battait à se rompre et il dut faire une pause pour recouvrer son souffle. Il dit au capitaine Loftus :

— Fouillez le bâtiment, encore que je doute que vous trouviez quoi que ce soit. Faites descendre les prisonniers sur la plage.

Il parlait d’une voix hachée, grave, qu’il avait du mal à reconnaître. Il se sentait la bouche sèche.

— Sir Richard, lui dit Allday, je crois que c’est ici.

Il avait l’air d’hésiter.

Avery décrocha une grosse clé accrochée à un clou près de la porte et, après avoir hésité, ouvrit.

Un grand rai de lumière filtrait à travers une fenêtre, assez étrange en ce lieu. Il n’y avait pas de meubles, le sol était jonché de paille. Un homme à la barbe blanche se tenait appuyé contre un mur, une jambe enchaînée à un anneau. Il respirait péniblement, en émettant des bruits rauques.

Bolitho dit doucement :

— Prévenez à bord que l’on envoie le chirurgien.

Il s’accroupit près d’un second homme recroquevillé contre le mur. Il avait une main enveloppée dans un pansement souillé. Bolitho crut d’abord qu’il était mort. Il lui dit :

— Thomas, vous m’entendez ?

Herrick releva un peu le menton avant d’entrouvrir les yeux. Le soleil les faisait paraître plus bleus que jamais, on avait l’impression qu’il n’y avait plus que cela de vivant chez lui.

Un fusilier tendit sa gourde à Bolitho. Herrick fixait la tunique écarlate, sans arriver à croire que ce n’était pas une illusion.

Bolitho porta la gourde à ses lèvres, Herrick dut faire des efforts pathétiques pour essayer d’avaler quelques gouttes. Puis il s’écria :

— Allday ! C’est bien vous, espèce de forban !

Mais il fut pris d’une quinte de toux, de l’eau lui ruisselait sur le menton.

Allday resta de marbre.

— Eh oui, amiral, vous ne vous débarrasserez pas si facilement de moi !

Bolitho leva les yeux et remarqua la tenue de cérémonie de Herrick accrochée à un mur, soigneusement protégée de la poussière et de l’humidité par un linge.

Herrick avait dû surprendre son regard, car il dit :

— Ils voulaient me faire marcher au pas avec cette tenue, c’est pour ça qu’ils l’ont soigneusement mise de côté.

Il se mit à rire, avant de pousser un grognement de douleur.

Bolitho souleva très délicatement sa main bandée. Il fallait prier le Ciel que le chirurgien arrive vite.

— Qui vous a fait cela, Thomas ? Est-ce Baratte ?

— Il était présent, mais je ne l’ai pas vu. Non, c’est quelqu’un d’autre.

— Français ou américain ?

Herrick baissa les yeux sur l’horrible pansement.

— Ni l’un ni l’autre, non. Un salaud d’Anglais !

— Ménagez vos forces, Thomas. Je crois que je sais de qui il s’agit.

Mais Herrick s’était tourné vers le prisonnier qui s’était fait passer pour l’abbé.

— Peu importe qui c’est, il savait qu’il perdait son temps en m’interrogeant sur les plans de l’escadre.

Il fut secoué d’un rire silencieux.

— Ainsi donc, ce renégat, ou appelez-le comme vous voudrez, m’a fait une promesse avant de partir. Il m’a promis que je ne me servirais plus jamais de mon sabre au service du roi.

D’un signe de tête, il montra à Bolitho une grosse pierre posée au pied du mur.

— Ils m’ont pris le bras, puis ils l’ont écrabouillé avec ça !

Il leva son bras bandé, Bolitho imaginait aisément ce qu’il avait dû endurer.

— Mais là aussi, ils se sont trompés, pas vrai, Richard ?

Bolitho baissa la tête, ému.

— Oui, Thomas, je sais : vous êtes gaucher.

Herrick luttait pour ne pas perdre conscience.

— Ce prisonnier, là, près de la porte. C’est lui qui m’a fait ça.

Et il s’évanouit. Bolitho le prit dans ses bras pendant qu’un fusilier, à l’aide de sa baïonnette, brisait l’anneau de fer.

Il détourna les yeux, Herrick l’avait appelé par son prénom. Et puis, alors qu’il faisait des efforts désespérés pour parler, quelque chose s’était brisé, comme une pendule qui s’arrête. Le sergent Plummer lui dit lentement :

— Le vieillard est mort, amiral.

Il était rare de voir quelqu’un aussi grandi dans la mort, se dit Bolitho.

— Sergent, détachez-le de son anneau et portez-le avec les autres cadavres.

Il se dirigeait vers la porte lorsque Urquhart arriva avec ses hommes. Avery demanda :

— Et celui-là, amiral, qu’en fait-on ?

Les yeux du prisonnier luisaient dans l’ombre.

— Nous le laisserons avec les autres. Et mort.

Les cris de protestation de l’homme emplirent la pièce et Herrick remua, comme s’il se réveillait d’un mauvais rêve.

— Je ne vais pas m’embarrasser de lui à bord, les hommes ont déjà eu suffisamment d’exemples de punition.

On lisait sur le visage du prisonnier un mélange d’horreur et d’incrédulité.

— Les seuls témoins seront ces femmes que vous avez martyrisées !

Une fois sorti de la pièce, Bolitho s’adossa contre un mur. Les pierres étaient étrangement fraîches contre sa chemise. On entraîna l’homme qui poussait des hurlements dans l’escalier raide.

Avery attendit avec Allday que des marins aient fait passer le corps flasque de Herrick par l’embrasure. Avery demanda soudain à Allday :

— Mais qu’est-ce que ça signifie, tout ça ? Vous pouvez m’expliquer ?

Allday le regarda, l’air triste.

— Cela signifie qu’il a retrouvé un vieil ami.

Ils s’engagèrent dans l’escalier derrière les autres. Puis Allday demanda :

— Qu’est-ce que vous lui avez dit, à ce rat ?

— A vrai dire, je ne sais plus très bien. Mais tous les prêtres parlent latin. J’ai répondu à la question qu’il aurait dû poser. Je lui ai dit : Commander la Flotte, servir le roi.

Un coup de feu isolé claqua et se réverbéra sur les murs. Allday cracha par terre.

— J’espère qu’il aura dit ses prières !

 

Une mer d'encre
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